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Société historique et archéologique de la Charente. Bulletin de la Société, 1865-1866.

 

 

CHARTE RELATIVE A LA REDDITION D’AUBETERRE SOUS LE ROI JEAN 

PUBLIÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS ET COMMENTÉE, D’APRÈS LES NOTES

DE M. LE COMTE DE BRÉMOND D’ARS

 

 

 

PAR

 

 

 

M. Ch. DE LA PORTE-AUX-LOUPS

Je dois à l’obligeance de M. le comte Anatole de Brémond d’Ars, mon parent et mon ami, la communication d’une charte, copiée par lui-même à la Bibliothèque impériale, et qui m'a paru assez intéressante pour être mise sous vos yeux.

Il s’agit de la reddition de la ville d’Aubeterre[1],

Cette sentence, prononcée par le connétable Charles d’Espagne, comte d’Angoulême, au mois de janvier 1353, fut confirmée par le roi Jean au mois de février de l’année suivante.

Voici le texte de cette charte :

« Johannes, Dei gracia Francorum rex, notum facimus universis tam presentibus quam futuris nos infra scriptas vidisse litteras formam que sequitur continentes :

« Karolus de Yspania, comes Engolismensis, constabularius Francie, locum tenens domini mei Francorum Regis, notum facimus universis tam presentibus quam futuris quod, cum dominus Guillelmus Bermondi, miles, et Arnaldus de Nabinals, scutifer, accusati, convicti et confessi de prodicione ville nostre Albeterre, fuerint, justicia mediante, ad ultimum supplicium condempnati et capitibus truncati, et eorum bona et hereditates dicto domino meo Regi et nobis incursa, confîscata et commissa, nos, actentis et consideratis fidelibus et laudabilibus serviciis per discretum virum magistrum Petrum de Labatut, secretarium dicti domini mei Regis, negocia regia prosequendo, prestitis, eidem magistro Petro tanquam bene merito atque grato omnia et singula bona mobilia et immobilia, hereditates, possessiones, census, redditus, acaptamenta, dominia et deveria que quondam fuerunt dicti Àrnaldi, quecumque sint et ubicumque et quocumque nomine nuncupentur, ac cujuscumque valore existant, nec non et duodecim libras renduales seu censuales quas dictus quondam miles, tempore quo vivebat, habebat, et que sibi debebantur in et super bonis patrimonialibus domini Petri de Vallesegura, canonici ecclesie Sancti Frontonis Petragoricensis, cum omnibus et singulis juribus et deveriis suis liberis et solutis, pro se et suis heredibus et successoribus quibuscumque et causam seu jus ab eodem vel suis in posterum habituris, auctoritate regia nobis concessa et nostra ex certa sciencia et de speciali gracia, ad hereditagium perpetuum dedimus, concessimus et donavimus, et per presentes damus, concedimus et donamus donacione bona, pura, firma et simplici inter vivos facta, nullo tempore revocanda, per ipsum et suos heredes et successores, et causam seu jus ab eodem vel suis in posterum habituros, habendum et tenendum et possidendum et ad suas et suorum heredum et successorum prædictorum ex inde omnimodas voluntates faciendum, mandando et precipiendo senescallo Petragoricensi et Caturcensi et senescallo et judici nostri comitatus Engolismensis vel eorum locum tenentibus et eoram cuilibet in solidum quatenus dictum magistrum Petrum, seu ejus procuratorem pro eo, in possessionem realem, corporalem et actualem premissorum donatorum et concessorum inducant et inductum manuteneant et defendant, amoto ab inde quolibet alio detentore, quem nos tenore presentium amovemus, et de predictis omnibus et singulis donatis et concessis gaudere et uti libere et pacifice faciant et permittant, et de eisdem integre responderi. Damus enim in mandatis tenore presencium omnibus et singulis quorum interest et intererit in futurum, quatenus de predictis omnibus et singulis datis, concessis et donatis dicto magistro Petro et suis predictis ex nunc respondeant et satisfaciant integre, libere et de piano, sine debato quocumque, non intendentes propter hoc remunerasse dictum magistrum Petrum de serviciis et experienciis supradictis. Quod ut firmum et stabile permaneat perpetuo, nostrum presentibus litteris fecimus apponi sigillum, salvo in aliis jure regio et nostro et in omnibus quolibet alieno.

Actum et datum apud Compaignacum, anno Domini millesimo trecentesimo quinquagesimo secundo, mense januarii.

Nos autem attendentes quod premissa omnia sic donata, octuaginta librarum Turonensium redditus vel circa ad assietam terræ, juxta consuetudinem seu usum patriæ, annis singulis, ut dicitur, non excedunt, omnia et singula in suprascriptis litteris contenta, rata habentes et grata, ea volumus, laudamus, approbamus, ratifficamus, et tenore presentium ex nostra certa sciencia et speciali gracia confirmamus sub anno valore predicto, donis aut graciis aliis per nos seu dominum quondam genitorem nostrum, aut capitaneos seu locum tenentes nostros factis predicto magistro Petro non obstantibus quibuscumque.

Que ut firma et stabilia perpetuo permaneant, nostrum presentibus litteris fecimus apponi sigillum, salvo in aliis jure nostro, et in omnibus quolibet alieno.

Actum Parisius, anno Domini millesimo trecentesimo quinquagesimo tertio, mense februarii. Per Regem, ad relationem consiliarii Mathei[2] ...»

Le savant abbé de L’Épine ne nous a pas laissé de commentaires sur cette charte, et le fait de la trahison d’Aubeterre ne nous est pas autrement parvenu. Essayons de déterminer dans quelles circonstances il a pu se produire, et quels étaient les deux victimes du connétable.

D’abord, quel sens faut-il donner ici au mot proditio? signifie-t-il trahison, rébellion, reddition, capitulation ou vente? La charte n’explique rien à cet égard, ni la date précise du crime, ni son caractère intime ne nous sont connus. Le refus de reconnaître l’autorité d’un nouveau comte et de lui rendre hommage, et par suite le maintien, volontaire ou forcé, de la suzeraineté anglaise sur la ville d’Aubeterre, peuvent-ils constituer une trahison et justifier, dans toute sa rigueur, l’expression du secrétaire du connétable ?

A un autre point de vue, la Guyenne, passée aux Anglais par le second mariage de la duchesse Éléonore, en 1152, fut confisquée plusieurs fois sans résultat, jusqu’au moment où la conquête la fit, en 1453, rentrer définitivement sous la domination française.

Ni les crimes de Jean sans Terre, ni les défaites d’Henry III, ni les malheurs d’Edouard II n’avaient pu l’arracher aux Anglais. Edouard III n’était pas homme à s’en laisser dépouiller. Il revendiqua même le trône de France, et il y avait deux cents ans qu’on se battait chez nous, quand commença la guerre de cent ans.

Le roi Philippe VI était mort au mois d’août 1350.

Les jours étaient mauvais : les souvenirs de Crécy récents encore, l’exemple de la trahison donné par Robert d’Artois et Geoffroy d’Harcourt : le roi Jean forcé de commencer son règne par l’exécution de Raoul, comte d’Eu, connétable de France; l’épée de connétable et la comté d’Angoulême donnés à Charles de la Cerda, — presque un étranger ; — la trêve de deux ans expirée ; rien de préparé pour la guerre, et les hostilités reprises avec vigueur, tous ces désastres rendaient indispensables toute l’énergie des princes, toute la fidélité de la nation.

C’est alors qu’Édouard III envoya « Jehan Chandos en France, avec plusieurs autres capitaines, pour s’allier aux seigneurs de Mucidan, de Lesparre et aux trois seigneurs de Pommiers, ses bons amis, » dit Froissard. Ils devaient aussi porter secours à Saint-Jean-d’Angély, qui tenait pour Édouard III et qui était menacé par les Français. « L’armée angloise arriva à Bordeaux, » continue Froissard, « ses chevaliers furent grandement bien reçeus et recueillis des bourgeois de la cité et des chevaliers gascons, et se mirent en route au nombre de cinq cents lances, quinze cents archers et trois mille brigans à pied[3]. Si exploitèrent tant par leurs journées que ils vinrent à une journée près de la rivière de la Charente. »

Au pont de Taillebourg, les Anglais et les Gascons trouvèrent quantité de chevaliers Français, entre autres Jean de Saintré, Guichard d’Angles, Boucicaut, Guy de Nesle, les sires de Pons, de Parthenay, de Tonnay-Boutonne, de Surgères, etc., qui, malgré leur valeur, furent complètement mis en déroute.

Le roi était à Poitiers lorsque la nouvelle de cette défaite lui parvint. « Il en fut durement courroucé et s'en vint devant Sainct-Jean-d’Angelier, et jura l’âme de son père que jamais ne s’en partiroit si auroit acquis la ville. »

Les bourgeois de cette cité capitulèrent au bout de quinze jours (7 août 1351).

Charles d’Espagne avait reçu la comté d’Angoulême à Villeneuve d’Avignon, le 23 décembre 1350, selon Corlieu; le P. Anselme donne la date de janvier 1352 ; mais la première me paraît préférable.

Quoi qu’il en soit, il est à croire que ce fut à la fin de cette campagne de Poitou et d’Aunis que Charles prit possession de son nouvel apanage, et qu’il fit exécuter Guillaume de Brémond et Arnaud de Nabinaud, comme coupables de trahison, de refus d’obéissance ou d’attachement aux princes d’Angleterre, considérés toujours comme les héritiers légitimes des anciens ducs d’Aquitaine.

Le supplice de ces deux seigneurs fut donc un des premiers actes du nouveau comte ; leur trahison et leur mort forment dans l’histoire d’Aubeterre un épisode important, dont la charte que nous étudions est le seul témoignage connu jusqu’ici. Ce document pourra servir à prouver plus péremptoirement encore combien la cession de la comté d’Angoulême à un favori peu populaire dut soulever de haines, et combien nos longues guerres laissèrent à la maison royale d’Orléans-Valois de plaies saignantes à cicatriser.

Il nous reste à examiner maintenant à quel titre Guillaume de Brémond se trouvait commander la ville d’Aubeterre. Quelques mots sur sa famille sont nécessaires pour le mieux faire comprendre.

La maison de Brémond, dont l’histoire a été écrite par un savant prélat, Léon de Beaumont, se divisa, dès le commencement du XIIIe siècle, en plusieurs branches. Mais l’évêque de Saintes s’attacha spécialement à donner la généalogie des seigneurs d’Ars et ne fit qu’indiquer vaguement la branche des sires de Sainte-Aulaye, qui possédèrent en partie la seigneurie de la ville d’Aubeterre conjointement avec les vicomtes de la première race.

Nous voyons, en effet, que la ville de Sainte-Aulaye (Sancta Eulalia), ainsi que plusieurs autres fiefs importants, tels que ceux de Pommiers, de Chenaud, de Nabinaud, de Parcoul, de Saint-Michel-de-l’Écluse, de Cumont, de Saint-Christophe, de Bonnes, de Saint-Vincent, etc., relevant directement et en parage d’Aubeterre appartenaient de temps immémorial à cette branche de la maison de Brémond. — Nous en avons la preuve dans l’aveu que Adhémar de Brémond, chevalier, rendait, en 1298 et 1300, à la vicomtesse d’Aubeterre, et où il se dit seigneur d’une partie de la ville d’Aubeterre. L’aveu que Marguerite de Brémond, dame de Sainte-Aulaye, fille et héritière de Pierre de Brémond, chevalier, sire dudit lieu, rend au roi Charles VI, à Angoulême, le mardi après la fête de saint Vincent de l’an 1390, confirme encore notre première assertion.

Arnaud de Nabinals, ou plutôt de Nabinaud, qui partagea l’infortune de Guillaume de Brémond, était également lié par le sang au malheureux chevalier. Un puîné de la maison de Brémond avait eu, à une époque fort reculée, pour apanage le fief de Nabinaud (en latin de Nabinallis)[4], et en avait pris le nom pour lui et sa postérité ; c’est ce qui résulte encore des divers aveux des sires de Sainte-Aulaye[5].

A cette branche de la maison de Brémond appartenait encore Géraud de Brémond, qui était prieur des Frères Prêcheurs de Bayonne, en 1290, lorsque advint le célèbre miracle de la Sainte-Hostie, conservée intacte au milieu de l’incendie général du couvent, de la chapelle et du tabernacle qui la renfermait. Les curieux détails de cet événement miraculeux sont rapportés fort au long dans le Recueil des Historiens de la Gaule et de la France, tome XXI, pp. 742 et suivantes.

En 1335, Hélie de Brémond, chevalier, de cette même branche de Sainte-Aulaye, sans doute frère ou cousin germain dudit Guillaume de Brémond, servait en Saintonge sous le maréchal d’Audenham; nous le voyons prêter serment de fidélité au prince de Galles lorsque, par le traité de Brétigny, l’Angoumois, la Saintonge et le Périgord eurent été cédés aux Anglais (août 1363). Il fut maintenu en possession de ses fiefs par le roi Charles V, lorsque ce prince eut reconquis les provinces aliénées par son père, le roi Jean[6].

Vers la même époque (1375), Hélie de Brémond occupait le siège archiépiscopal de Bordeaux.

Nous ne multiplierons pas davantage ces citations généalogiques, d’autant que cette branche des sires de Sainte-Aulaye, comme nous l’avons dit, nous est encore très imparfaitement connue. Disons seulement que cette ville de Sainte-Aulaye passa, par une suite d’alliances, de la maison de Brémond à celles des Bordes, de Saint-Gelais, de Chabot et de Rohan. Elle avait en dernier lieu le titre de marquisat.

Si Guillaume de Brémond et ses parents servaient le parti du roi d’Angleterre, qui était pour eux, comme pour la plupart des seigneurs de Guyenne, le légitime successeur de la duchesse Éléonore, les seigneurs de Jazennes et d’Ars, de leur côté, combattaient vaillamment les ennemis de la France. — Guillaume de Brémond, seigneur de Jazennes et d’Eschillais, mourait à Crécy (1346), et son fils Guillaume, seigneur d’Ars, tombait sur le champ de bataille d’Azincourt (1415).

Dans une conversation récente, un de nos anciens confrères, M. Jules Geynet, m’a appris la découverte d’un tombeau dans les travaux de restauration de Saint-Front de Périgueux. Ce tombeau contenait les ossements d’un chevalier, reconnaissable à ses éperons et à la garde de son épée d’armes, enterrés et retrouvés avec lui. D’après la place qu’il occupait, il paraissait avoir été enterré clandestinement : la tête avait été coupée et n’a pas été retrouvée parmi les ossements.... Faut-il voir là Guillaume de Brémond ou Arnaud de Nabinaud, enterrés par les soins du chanoine de Saint-Front, Pierre de Vauségur, après qu’ils eurent été décapités et que leurs têtes eurent été exposées sur les remparts qu’ils avaient livrés ?

 


[1] La ville d’Aubeterre, très ancienne place forte, fut la capitale d’un vicomte qui eut ses seigneurs particuliers, nommés Bouchard, sortis, dit-on, des premiers comtes d’Angoulême, comme le témoignent du reste leurs armes primitives : losangé d'or et d’azur, ce qui pourrait être une brisure.

Au XIIIe siècle, la vicomté d’Aubeterre passa par alliance aux Raymond, aux Castillon, aux vicomtes de Benauges, puis aux Esparbez, qui tous ont illustré par de grands services le nom d’Aubeterre. par messire Guillaume de Brémond d’Ars, chevalier, et Arnaud de Nabinaud, écuyer, et de la condamnation à mort de ces deux seigneurs. Après leur supplice, tous leurs biens furent confisqués et donnés à maître Pierre de Labatut, secrétaire du roi

[2] Registre 82 du Trésor des Chartes, pièce LXX. — Copie faite à Paris, au mois d’avril 1853, sur celle transcrite par l’abbé de L’Epine dans ses mémoires sur les villes closes du Périgord, à la Bibliothèque impériale, section des manuscrits, carton Aubeterre.

[3] Soldats à pied armés à la légère et commandés par un brigandinier.

[4] Aujourd’hui, Nabinaud est, une petite commune de trois cent cinquante habitants dans l’arrondissement de Barbezieux, canton d’Aubeterre, département de la Charente.

[5] Arnaud de Nabinaud était frère de Guillaume, seigneur de Nabinaud, et laissa un fils appelé Guillaume. Nous ne savons plus rien de celle famille, tombée sans doute dans la détresse et l’obscurité à la suite de la confiscation des biens d’Arnaud de Nabinaud, le complice de Guillaume de Brémond.

[6] Dans les quittances données par Hélie de Brémond pour les monstres et revues de sa compagnie, on voit un sceau qui porte une aigle à deux têtes au vol abaissé. — (Bibl. lmp., mss.)

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