Source: Bulletin SHAP, tome XII (1885),
pp. 111-116.
UNE QUERELLE DE MOINES
AU XIIIe SIÈCLE.
épisode de
l'histoire de sarlat.
Tandis que les habitants
de Sarlat soutenaient énergiquement la lutte engagée contre l'abbé du monastère
de Sarlat et s'efforçaient de conquérir leurs franchises municipales, le
couvent était en proie à des dissensions intestines. Les moines successivement
appelés à la direction de l'abbaye résignaient l'un après l'autre leurs
fonctions, si bien qu'en 1248, aux côtés de l'abbé en pied, Hélie de Magnanat,
se trouvaient trois anciens abbés[1]. Hélie
lui-même, qui appartenait à une des familles sarladaises les plus influentes,
dès 1254, descendait à son tour du siège abbatial dans des circonstances qui
ont été méconnues par les auteurs du Gallia christiana et qui méritent
d'être rappelées.
Il remplissait
au couvent l'office d'économe (cellerarius), lorsqu'en 1246[2], les moines
l'appelèrent à leur tête, bien qu'il n'eût pas été consacré prêtre. Cette
élection pouvait se justifier par de nombreux précédents, car l'histoire ecclésiastique
des siècles antérieurs fournit des exemples multipliés de diacres promus abbés.
Néanmoins, l'évêque de Périgueux s'abstint de confirmer Hélie dans sa charge.
Ce qui ne l'empêcha pas de jouir de l'influence et des prérogatives dévolues à
l'élu du monastère de Sarlat. Ainsi, en 1251, les premiers seigneurs de la
contrée, Hélie Rudel, Hélis sa femme et le vicomte Raymond de Turenne
l'appelaient à trancher, avec G. de Malemort jeune, les différends existant
entr'eux. G. de Malemort appartenait à une des plus anciennes familles du
Limousin ; Hélie, dans l'acte d'arbitrage, prenait le titre de humilis electus
monasterii Sarlatensis, et cependant, dans ce document[3], il conserve le
pas sur son coarbitre.
Malgré les
remontrances épiscopales, Hélie demeura plusieurs années dans cette fausse
situation. Enfin, en 1254, l'évêque P. de S. Astier, cédant plutôt aux
injonctions du légat, de consilio domini legati, qu'agissant de
sa propre initiative, suspendit Hélie pour refus de consécration sacerdotale,
et portant cette décision à la connaissance des consuls et bourgeois de Sarlat,
il leur défendit, sous peine d'excommunication, d'obéir aux ordres de l'abbé[4]. Ce fut sans
doute avec joie que les consuls et la plupart des bourgeois accueillirent cette
lettre, qui donnait un point d'appui inespéré à leurs tentatives de rébellion
contre le monastère, mais au couvent, où Hélie était aimé, où il comptait de
chauds partisans, on ne voulut pas s'incliner devant l'ordre de l'évêque.
Pierre de St-Astier, voyant son autorité méconnue, frappa tous ces moines
d'excommunication. Adressant un nouvel appel aux consuls et bourgeois de
Sarlat, il leur enjoignit de faire enterrer dans le grand cimetière, par le
chapelain de l'église Ste-Marie, les personnes mortes en état régulier,
c'est-à-dire n'étant ni interdites ni excommuniées ; dans ce mandement[5], il leur
défendait d'appeler les moines à ces funérailles, leur interdisait l'accès du
monastère, hormis le jour et la vigile de la saint Sacerdos, et tout en leur
permettant d'aller ces deux jours-là prier devant l'autel du saint, il leur
défendait d'y entendre la messe.
Ainsi frappé par
son évêque et par le légat, l'orgueilleux Hélie prétendit en appeler au pape,
et il partit porter sa cause devant son tribunal. Privés de leur chef, les
moines se laissèrent aller à écouter les discours de quelques-uns de leurs
frères, leur représentant le grave préjudice causé au couvent par l'interdit du
monastère, le parti que les bourgeois allaient tirer de la situation pour se
soustraire à toute taxe ou redevance. Le pain ne viendrait-il pas à leur
manquer ? « Bona
nostri monasterii consumentur, conventus non habebit quod comedat isto anno »[6] .
Un tel langage
ramena à l'obéissance les moines les plus mutins. On procéda à de nouvelles
élections dans les formes canoniques : G. d'Aubusson fut proclamé abbé.
Celui-ci appartenait, comme son prédécesseur, à une ancienne famille de
bourgeois de Sarlat. Un P. d'Aubusson était, en 1223, un des conseillers de la commune ; un G.
d'Aubusson figure à cette époque parmi les bourgeois qui prêtèrent serment de
fidélité à Louis VIII. Mais son principal titre auprès des moines fut moins sa
naissance que les fonctions que remplissait son frère, Me Raoul d'Aubusson, auprès du seigneur
légat, dont il était le lieutenant. N'était-ce pas le légat qui avait appelé
sur le couvent les foudres de l'évêque
? N'était-ce pas lui qu'il fallait apaiser ?
L'évêque agréa
naturellement la nomination de G. d'Aubusson, et prenant conseil d'hommes
prudents, il la confirma. Pour plus de sûreté, il dépêcha sans retard au roi
Louis IX, Me Raoul d'Aubusson, pour lui remettre une lettre dans laquelle il
dénonçait au roi les manœuvres de l'abbé révoqué Hélie, lui faisait un éloge
pompeux de son messager, « virum venerabilem litteratum, providum
et discretum, socium domini legali », et lui demandait de vouloir bien
agréer à son tour la nomination de son frère au siège abbatial[7]. De leur côté, le prieur et les moines de
Sarlat, qui n'étaient pas indifférents aux choses temporelles, expédiaient au
roi une supplique conçue dans les termes les plus humbles pour solliciter la
remise des droits de régale[8].
Cependant Hélie
avait été reçu par le Saint-Père ; il avait rappelé à Alexandre IV les services
qu'il avait rendus à son prédécesseur Innocent[9], et lui avait
tracé un tel tableau de la situation, qu'il en obtenait une bulle enjoignant à
l'abbé de Moissac d'avoir à rétablir les choses en l'état où elles se
trouvaient au moment du départ d'Hélie pour le Saint-Siège. Une fois en
possession de ce titre qui devait imposer silence à l'évêque de Périgueux et au
légat lui-même, Hélie prit le chemin du Quercy et alla frapper à la porte de
l'abbaye de Moissac. Bon accueil fut fait au messager du souverain pontife, et
l'abbé de Moissac assigna à son tribunal Géraud, le nouvel abbé intronisé, et
les moines de Sarlat.
Cette citation
ne les prenait pas au dépourvu. Aussitôt nommé, Géraud s'était justement
préoccupé des démarches d'Hélie; à son instigation, le légat expédiait en toute
diligence à Alexandre IV un messager pour détruire l'impression causée par les
discours d'Hélie ; mais quand cet émissaire parvint auprès du pape, Hélie était
déjà en possession de la bulle pontificale, et il s'acheminait vers le Quercy.
Alexandre IV, reconnaissant que sa bonne foi avait été surprise par l'abbé
dépossédé, chargea son chapelain, Me Jean de Camesan, de faire parvenir au
nouvel abbé une contre-bulle.
Aussi Géraud de
Panciac, le procureur de l'abbé Géraud et du couvent de Sarlat, comparaissant
devant l'abbé de Moissac, put-il opposer publiquement bulle à bulle. L'abbé de
Moissac, enjôlé par Hélie, crut que les moines de Sarlat avaient, pour les
besoins de leur cause, fabriqué une fausse bulle, et des deux brefs pontificaux
ne tenant pour authentique que le bref à lui adressé, conformant sa conduite à
l'interprétation qu'il lui donnait, il releva le prieur et plusieurs moines du
monastère de Sarlat de l'obéissance due à l'abbé Géraud, enjoignit à tous de se
soumettre à Hélie, frappa d'excommunication tous les récalcitrants, et, de
plus, dénonça et déclara rapportées les sentences rendues contre certaines
personnes, moines du monastère, clercs et laïques par Géraud ou par les
tribunaux ecclésiastiques tant ordinaires qu'extraordinaires.
Prévenu par une
lettre de son chapelain, le pape expédia un nouveau message à l'abbé de Moissac
pour l'inviter à retenir sur les décisions qu'il avait prises ; et afin d'être
certain que ses ordres seraient cette fois exécutés, il chargeait en même temps
divers personnages ecclésiastiques de faire au besoin le nécessaire.
Mais il fallait
bien du temps à un messager pour faire le voyage d'Italie et en revenir. Hélie
voulut en profiter : se targuant du jugement porté par l'abbé de Moissac sur la
bulle produite par son concurrent, il ne craignit pas de saisir d'une plainte
le conseil royal, et d'accuser Géraud d'avoir, par un faux, surpris la bonne
foi du roi, qui lui avait fait délivrer l'administration du temporel du
monastère. Une enquête fut ordonnée; elle tourna à la confusion d'Hélie. Le
jugement rendu dans le parlement de la nativité de la Vierge de l'année 1257
proclame la loyauté de l'abbé Géraud[10] .
Celui-ci eut
donc gain de cause auprès du roi comme auprès du pape. Il n'abusa d'ailleurs
pas de son triomphe et ménagea plutôt son ancien adversaire Hélie, qu'on
retrouve en 1261 doyen d'Issigeac[11]. Mais
réussit-il à ramener le calme dans les esprits surexcités des moines, à
rétablir l'harmonie dans le monastère ? On est porté à croire que cette tâche
fut au-dessus de ses forces, en voyant[12], quelques années
plus tard (1273), son successeur Arnaud, périr frappé d'une flèche pendant
qu'il officiait à l'église, et en constatant que ce crime fut suivi de
l'arrestation de plusieurs moines.
G. Marmier.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
I
Lettre de Pierre, évêque de Périgueux, aux consuls et
bourgeois de Sarlat, pour les prier de ne pas reconnaître l'abbé de Sarlat
pendant le temps de son excommunication.
(Original
en parchemin dans la collection Audierne.)
Petrus Petragoricensis
episcopus consulibus et burgensibus Sarlati. Cum electus Sarlalensis sit
suspensus a nobis, exigentibus culpis suis, a regimine abbatie, pro eo maxime
quod promovi noluit in ordinem sacerdotis, nec recipere benedictionem abbatis,
dilectionem vestram attenti rogamus quatenus durante suspensione electo
predicto nullatenus intendatis[13], nec in aliquo
obediatis eidem. Nos enim omnes illos qui (contra) monitionem istam ei tanquam
electo presumpserint obedire, excommunicationis vinculo innodamus. Datum XIII
kalendas maii, anno Domini MCCLIIII.
D'après la copie faite par l'abbé
Lespine.
(Bibl. Nat.,
coll. Périgord, t. 37, recueil Sarlat.)
II
Lettre du même aux mêmes, auxquels il accorde le droit d'être enterre dans
le grand cimetière nonobstant l'excommunication du couvent
(Original
en parchemin dans la collection Audierne.)
Petrus
dei gratia Petragoricensis episcopus... consulibus et burgensibus Sarlati.
Volumus et mandamus quod si aliquis de villa Sarlati, durante interdictione
monasterii et excommunicatione monachorum mori contigerit, per capellanum
sancte Marie de Sarlato in magno cimiterio sepeliantur, dum tamen non fuerint
interdicti vel excommunicati, ita tamen quod illorum mortuorum sepulture
monachi non intersint. Concedimus tamen ut in vigilia et festo sancti
Sacerdotis intretis orare in dicto monasterio, ita tamen quod ibidem missa
(n)ullatenus celebratur. Dalum kalendae maii, anno Domini millesimo ducentesimo
quinquagesimo quarto.
D'après l'extrait fait par l'abbé
Lespine.
(Bibl.
Nat., id. t. 52.)
III
Lettre de l'évêque de Périgueux au roi pour lui demander d'approuver la
nomination de Géraud d'Aubusson, élu abbé de Sarlat.
(Bibl.
Nat., collection Périgord, t. 37, copie de Lespine.)
Serenissimo domino
Ludovico, Dei gratia regi Francorum illustrissimo, per ejusdem miserationem
Petragoricensis episcopus, salutem in eo qui dat salutem regibus. Cum frater
Geraldus de Albussone sit electus canonici in abbatem monasterii Sarlatensis,
electio ipsius sit per nos de prudentibus virorum consilio confirmata, utpote
de personea ydonea celebrata, serenitatem regiam humiliter requirimus et
rogamus quatenus dictum Geraldum electum, confirmatum, paratum nobis
fidelitatem facere et servare, benigne recipiatis et ei de tempor(al)ibus que
sunt de feodo nostro faciatis si placet liberaliter respondi, magistrum
Radulphum de Albussone, virum venerabilem, litteratum, providum et discretum,
socium domini legati, fratrem ipsius electi, super hiis et aliis que nobis de
statu terre nostre dixerit graciose, si placuerit, audientes et si aliqua ab
Helia quondam electo Sarlatensi vel pro eo vobis sugg(esta) fuerint aliquatenus
non credatis, cum idem Helias, culpis suis exigentibus, de consilio domini
legati per nos sententialiter sit amotus, presertim cum per octo annos
manasterium Sarlatense tenuerit occupatum nec promoveri noluerit in presbyterum
vel abbatem. Datum XI kal. septembris,
anno Domini millesimo ducentesimo quinquagesimo quarto.
Original en
parchemin, sceau. (Trésor des Chartes. Carton régale I,
n° 37).
IV
Lettre du prieur et des moines de Sarlat au roi pour lui demander de
confirmer la nomination de Géraud d'Aubusson.
Domino Ludovico
Dei gracia illutrissimo regi Francorum prior et conventus monasterii
Sarlatensis diocesis... Cum Helyas quondam electus rnonasterii nostri per
venerabilem patrem Petragoricensem episcopum auctoritate domini legati ab
administratione monasterii Sarlatensis sententialiter sit amotus, et per
electionem canonicam, discretum et religiosum fratrem nostrum G. de Albussone
nobis elegerimus in abbatem, cujus electionem predictus Petragoricensis
episcopus canonice approbavit et eumdem electum servato juris ordine
confirmavit, dominationem vestram humiliter duximus exorandam quatenus
fidelitate debita ab eo recepta regalia ei assignari libere faciatis, scientes
pro certo quod nisi celeriter preces nostras vobis exaudire placuerit, adeo
bona nostri monasterii consumentur, quod conventus non habebit quod comedat
isto anno. Piam ergo
petitionem pius dominus exaudiat, ita quod sibi sit meritorium apud Deum. Datum apud
Sarlatum anno Domini 1254 in crastino B. Bartholomei apostoli et sigillatum.
(Archives nationales, n° 8405.)
V
1256. — Lettre du pape Alexandre à l’abbé de Moissac au sujet des mesures prises
par lui contre l'abbé Géraud.
(Bibl.
Nat., coll. Périgord, t. 37, copie de Lespine.)
Abbati
Mosiacensi Caturcensis diocesis. (Suâ) nobis dilectus filius Geraldus, abbas
monasterii Sarlatensis, Petragoricensis diocesis, petitione monstravit quod cum
Helias qui ejusdem monasterii abbatem se asserit nostras ad te impetraret
litteras continentes ut quicquid invenires attemptatum in ejus prejudicium
postquam iter arripuerat ad sedem apostolicam veniendi in statum debitum
revocares, Geraldus de Pauciaco, procurator ipsius G. abbatis et conventus
ejusdem monasterii, hujusmodi litteras in audientia publica contradicens eas (tan)dem en conditione absolvisse dinoscitur quod
predicti abbas et conventus per ipsas litteras non convenirentur, nec
aliquatenus extenderent se ad eos ; quod coram dilecto filio magistro Johanne
de Cameran, capellano nostro, ac litterarum nostrarum contradictarum auditore
fîrmiter altera pars promisit, prout in ipsius auditoris litteris plenius
dicitur contineri, sed tu auctoritate litterarum hujusmodi priorem et quosdam
monachos predicti monasterii ejusque membrorum ad instanciam dicti Helie
absolvisse ab obedientia predicto G. abbati prestita eisque ut ea nonobstante
predicto Helie obedirent et intenderent precepisti, ac excommunicasti de facto
aliquos ex ipsis pro eo quod mandatis tuis in hac parte noluerunt parere, sicut
etiam non debebant ; quasdam insuper sententias in quosdam monachos predicti
monasterii et quamplures clericos et laïcos ab eodem G. abbate et quibusdam
judicibus tam ordinariis quam delegatis a sede predicta pro eisdem abbate et
conventu latas non tenere denunciasti ac attemptasti multa alia contra eos
auctoritate hujusmodi litterarum. Quocirca discretioni tue per apostolica
scripta mandamus quatenus si est ita infra mensem post receptionem presentium
revoces per te ipsum quicquid attemptasse dinosceris contra tenorem hujusmodi
cautionis et (si)
contra
eos de cetero per easdem litteras non procedas. Alioquin dilecto filio
archidiaconi Vasalinensi in ecclesia Agennensi... priori et magistro
A(l)deberto, canonico secularis ecclesie sancti Caprasii Agennensis damus
(auctoritatem in) nostris litteris et manda(tis)mus(?) ut ipsi ex tunc id
revocent juxta traditam tibi formam...
Datum Anagn. V idus junii, anno secundo.
[1] Gallia christiana.
[2] cette date résulte de la pièce
justificative III.
[3] Justel, preuves de
la maison de Turenne, p. 53.
[4] Pièces justificatives I.
[5] id II.
[6] Pièces Justificatives IV.
[7] ici III.
[8] Pièces justificatives IV.
[9] 1249. Bulle du pape innocent IV. par
laquelle il mande à l'évêque de Toulouse et à l'abbé de Sarlat au diocèse de
Périgueux, de faire observer la sentence rendue par l'évêque d'Agen, substitut
de Hugues, cardinal du titre de Ste-Sabine, commis par S. S. sur les différends
entre l'abbé et les religieux de Moissac et l'abbé et les religieux d'Eysses,
au diocèse d'Agen. Lugdunum
VII kalendas junii, pontificatus anno VII°. (Collection Doat, t. 129, p. 331).
[10] Olim,
t. 1.
[11] Solutio
130
marcharum....
quam pecunie summam Geraldus de Capella religiosi
viri fratris Helie abbatis prefati, tam nomine ipsius quam sui conventus
receperat mutuo a collectoribus curie romane, de illoque debito quittaverunt
tam ipsum monasterium nomine supra quam
dominum H. de Monhenac nunc decanum Issigiacensem, quondam abbatem Sarlatensem.
Datum
anno Domini MCCLXI mense.,... (Note de l'abbé Lespine. Collection Périgord, t. 36).
[12] Gallia christiana.